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Voilà un ensemble de réflexions qui me paraissent sujets à discussion. Après avoir loué la pensée de Foucault à cause du fait qu’elle se serait libérée de l’obligation traditionnelle de la philosophie politique, vouée en général soit à la tâche de formuler de bons modèles normatifs pour les affaires humaines, soit à la tâche de penser le modèle d’un changement radical ou révolutionnaire de l’histoire, peut-on vraiment regretter que la pensée politique de Foucault soit demeurée au niveau du modèle politique nietzschéen de la « bataille perpétuelle », sans pouvoir nous offrir d’autres et meilleurs idéaux politiques (p. 163) ? Or, il se peut que de telles remarques critiques sur l’impuissance du sujet politique actif terminent par rebondir sur la réflexion théorique de Foucault, en l’affaiblissant. En effet, il ne me semble pas y avoir de décalage entre le Foucault philosophe, qui nous a donné à connaître les dispositifs qui ordonnent l’époque où les conflits se déroulent, et le Foucault activiste politique, engagé dans plusieurs luttes de résistance de son temps. En d’autres mots, la puissance théorique de ses découvertes généalogiques et la puissance politique des luttes de résistance auxquelles Foucault s’est livré se renvoient réciproquement. C’est ainsi que ses découvertes théoriques ne l’ont pas poussé vers l’abandon ou vers des doutes à l’égard de l’activisme politique, de même que l’abandon des projets révolutionnaires de la gauche traditionnelle ne lui a pas fait rejeter ou regretter la force discrète des changements opérés dans les relations de pouvoir établies. Et de toute façon, la critique foucaldienne des projets révolutionnaires de la gauche traditionnelle n’était pas portée contre les événements révolutionnaires eux-mêmes, mais plutôt contre le manque d’esprit critique des révolutionnaires, toujours assez prêts à établir des nouveaux régimes de pouvoir encore plus serrés que ceux qu’ils avaient détrônés.

Face à l’insistance de Sardinha sur le « statut mineur des résistances actives » à cause du fait « qu’elles ne suffisent jamais à provoquer un changement d’époque » (p. 163), je me demande si cette critique ne risque pas d’obscurcir la richesse politique des petites pratiques de résistance, entendues non seulement comme autant des formes variables et multiples d’affrontement aux pouvoirs établis, mais aussi et surtout en tant que création ou invention éthico-politique de nouvelles formes de vie et de relation entre les sujets agissants. En effet, les petits résultats toujours partiels d’une politique infinie, jamais achevée, vouée à des conquêtes ponctuelles, peuvent ouvrir la voie à la création de nouvelles formes de vie pour beaucoup d’autres au-delà des activistes eux-mêmes. D’après Foucault, le potentiel de modification des formes de vie était l’aspect vraiment important dans la considération des mouvements des minorités sexuelles des années 60 et 70, comme il a bien remarqué quelques fois : « ces mouvement sociaux ont vraiment transformé nos vies, notre mentalité et nos attitudes, ainsi que les attitudes et la mentalité d’autres gens – des gens qui n’appartenaient pas à ces mouvements »[1]. Comme on sait, Foucault était très attentif aux formes d’agir aptes à inventer « des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échange entre individus qui soient réellement nouveaux, qui ne soient homogènes ni superposables aux formes culturelles générales. Si c’est possible, alors la culture gay ne sera pas simplement un choix d’homosexuels pour homosexuels. Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point, transposables aux hétérosexuels »[2]. Bref, Foucault nous a enseigné que les petites résistances quotidiennes sont dotées d’un pouvoir de généralisation qui arrive à toucher et à changer la vie de beaucoup d’autres personnes, faisant preuve de sa capacité à promouvoir d’importants changements sociaux et politiques vers des réalités moins assujettissantes.

Considérons maintenant les interprétations que Sardinha consacre aux études éthiques du dernier Foucault, et qui explicitent des tensions par rapport aux recherches généalogiques précédentes. Selon l’auteur, Foucault nous montre que l’éthique des Anciens est de l’ordre du luxe et du surplus qui caractérisent un raffinement de l’art de vivre, lequel n’est jamais accessible à tous, car il est basé sur des principes d’exclusion : « certains n’ont pas le droit d’y prendre part, tandis que d’autres manquent de moyens pour y parvenir » (p. 182). C’est ainsi que du domaine éthique sont écartés les femmes, les pauvres, mais aussi tous ceux qui décident de n’y participer pas. Même le citoyen et le sujet éthique ne s’identifient pas nécessairement, car on peut demeurer citoyen et ne pas devenir « sujet de soi ». Les pratiques de soi sont alors entourées de formes d’exclusion, de manière que le domaine éthique dans l’Antiquité est toujours « l’affaire d’une minorité » (p. 184). Dans ce contexte, remarque Sardinha, « il n’y a pas de communauté éthique sans la fixation de frontières qui sanctionnent des appartenances et des mises à l’écart » (p. 185). Tous ceux qui participent des communautés éthiques « quittent la surface des simples codes et des comportements pour s’installer sur un autre plan, celui des rapports à soi » (p. 186).

Or, c’est ainsi que selon l’auteur seule la vie éthique, qui se détache de la surface des comportements moraux et politiques répandus, pourrait à proprement parler être considérée comme « radicale » (p. 186). L’éthique s’affranchit du domaine de la morale et du pouvoir, lesquels restent au plan du gouvernement des autres et ne se tournent jamais vers soi-même. En revanche, l’attitude éthique « renoue avec l’idée du luxe, passe au niveau du gouvernement de soi, s’élève du niveau du pouvoir à celui de l’éthique et c’est pourquoi, au lieu d’une intensification, elle prend la forme d’une recherche ». Voilà la différence cruciale entre le champ de la morale, qui se confond avec le champ du pouvoir, et la vie éthique qui inaugure un espace original pour la constitution d’un sujet qui n’était pas là auparavant. L’« assujettissement » éthique constitue une « réponse originale » par rapport aux comportements moraux et politiques, car il institue l’effectuation de la puissance du sujet sur soi-même, laquelle doit être entendue comme une « esquive » qui élève le sujet au-dessus des pouvoirs et des codes moraux établis au cours d’un travail infini de recherche de soi-même sur soi-même (p. 191). C’est ainsi que le sujet éthique doit alors être compris comme « sujet de soi » ou encore plutôt comme « sujet du soi » (p. 192).

Dans ce processus de déprise de soi afin de devenir sujet de soi-même, l’austérité intervient de façon décisive. Dans l’attitude éthique, liberté de choix et austérité se combinent de façon à produire le sujet par le moyen d’exercices et de contraintes qui le transforment en l’assujettissant au plan ordonné qu’il a donné à lui-même. Selon l’auteur, donc, « l’éthique n’est pas un simple auto-assujettissement qui rassemblerait à une servitude volontaire, mais bien plutôt (pour reprendre le concept kantien) un héauto-assujettissement, par laquelle le sujet se donne à lui-même les règles d’action auxquelles il obéit » (p. 195). Ainsi, le sujet éthique est simultanément actif et passif, puisqu’il est simultanément l’agent et le patient de l’action qu’il effectue à l’égard de lui-même. Ces considérations s’achèvent sur la conclusion suivante: « En d’autres termes, la liberté n’a d’autre sens que de se transformer en abstention. Le rapport à soi n’émancipe le sujet d’un pouvoir venu du dehors qu’à condition de le soumettre à une autre souveraineté non moins astreignante, exercée par lui-même sur lui-même. Voilà, en somme, “le prix à payer” pour que s’ouvre devant nous la voie d’une subjectivité pleine » (p. 197).

Soulignant les différences entre le sujet éthique et le sujet politique de droits, ce dernier étant entendu comme sujet assujetti à des relations de pouvoir-résistance, Sardinha insiste sur le contraste évident qui s’ouvre entre l’éthique et la résistance au pouvoir. Dans le cas des résistances au pouvoir, « les sujets réclament et parfois acquièrent des droits déjà conférés à certains ou alors ils inventent de nouvelles libertés. En revanche, dans l’éthique ils s’imposent des obligations qui ne sont pas communes à tous, mais qui définissent plutôt des minorités soucieuses de leur austérité » (p. 196). Cette remarque est bien portée si l’on reste au plan général d’une comparaison entre quelques résultats de ses recherches éthiques et les conclusions auxquelles Foucault était arrivé au cours des analyses généalogiques sur les dispositifs de savoir-pouvoir. Cependant, en dépit des tensions qui existent entre ses recherches éthiques et ses recherches généalogiques, il faudrait aussi remarquer que Foucault n’a jamais établi de distinction tranchée entre éthique et politique, voire entre lutte politique pour la conquête des droits et inventions éthico-politiques provenant des nouvelles formes de relation entre les sujets qui agissent politiquement. Ainsi, dans des nombreux entretiens des années 80, Foucault a fréquemment associé les résultats des résistances politiques et les ressorts éthiques issus de la création de nouvelles formes de vivre ensemble.



[1] M. Foucault, Dits et écrits, vol. IV, Gallimard, Paris 1994, p. 746.

[2] Ibidem, p. 311.

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