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Bien qu’à la fin de l’ouvrage ces questions demeurent ouvertes et finissent même par faire l’objet d’une sorte de doute hyperbolique (on y reviendra plus loin), la démarche entreprise par Berns dans son effort d’ébaucher des réponses possibles revêt sans aucun doute un grand intérêt, et cela à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’auteur remet efficacement en cause l’interprétation schmittienne de la souveraineté comme simple pouvoir d’exception, en soulignant que la nouveauté décisive marquée par l’œuvre de Bodin consiste au contraire dans le fait d’avoir posé pour la première fois de manière ouverte « la question… de normaliser l’exception, de lui donner la forme constante du droit » (p. 95). Le problème devient donc de comprendre comment se joue le passage « de l’idée de la puissance comme dérogation à la loi, telle que résumée par Schmitt […] à l’idée de la puissance comme production nécessaire de la loi Â» (38). Il s’agit bien de penser, à l’aide de Foucault, la productivité et la positivité qui sont le propre du pouvoir, contre une tradition qui tend à concevoir ce dernier en termes de simple repression, d’oppression ou d’interdit (p. 46, p. 105).

Mais comment se fait-il que la souveraineté – dont Berns vient juste de nous dévoiler la nature négative et la stratégie d’auto-soustraction, de « dés-exposition Â» et de retrait par rapport à la mutabilité du réel – se transforme tout de suite après en un pouvoir productif, capable d’agir positivement sur ce même réel ? C’est en tâchant de répondre à cette question que Berns, toujours à l’aide des catégories foucaldiennes, parvient à proposer une image tout à fait inédite de Bodin, à la fois « premier penseur majeur de la souveraineté Â» (p. 226) et créateur d’un discours de genre nouveau sur les pratiques ‘gouvernementales’. Berns passe en revue les textes bodiniens qui se prêtent le mieux à une relecture selon les termes foucaldiens du « gouvernement de soi et des autres Â» (p. 136), et choisit de porter l’accent sur la gestion non-juridique des corps intermédiaires (p. 149 et ss.), sur la mise en Å“uvre d’une rationalité quantitative finalisée à la distribution « harmonique Â» (à savoir juste, mais aussi efficace) des offices et des bénéfices (p. 145-149), et sur le « retour inventif Â» à l’institution politique antique des censeurs, dont l’action se joue « dans le domaines des mÅ“urs, de l’éducation, des registres, etc. Â» (p. 184), donc en marge du champ juridique de la souveraineté.

Si l’auteur se livre à cette longue analyse, ce n’est pas, précise-t-il, pour en déduire une équivalence entre « l’idée du gouvernement chez Bodin et celle de la gouvernementalité chez Foucault Â» (p. 150, p. 221), ni pour « montrer simplement et de manière quelque peu artificielle que Bodin… pouvait parfois ‘entrer’ dans la réflexion foucaldienne sur la gouvernementalité Â» (p. 226). On passera alors de bon gré sur les quelques interprétations risquées (ou qui en tout cas n’ont pas été suffisamment développées ici) auxquelles il a parfois soumis le texte bodinien, en sachant que son but n’est pas de nous amener vers une nouvelle interprétation de l’œuvre du juriste français, mais de saisir l’occasion que nous offre son texte pour examiner de l’intérieur le fonctionnement du discours gouvernemental au moment même de sa naissance.

On découvre alors, à notre grande surprise, que « souveraineté et gouvernementalité se renforcent mutuellement Â» (p. 193) et renvoient constamment l’une à l’autre, dans la mesure où c’est justement le retrait de la souveraineté (c’est-à-dire de la politique juridisé) des domaines les plus exposés à la variation, au conflit et à la corruption, qui ouvre la voie à une gestion gouvernementale  (c’est-à-dire non politique, non juridique, « agissant de manière continue, exhaustive, plurivoque et chaque fois spécifique sur les hommes, leurs choses et leurs relations, et non de manière univoque sur un territoire Â», p. 221) de ces mêmes domaines. Au plus  la souveraineté se met en retrait, au plus elle a besoin de convoquer la productivité gouvernementale à son soutien. Ce rapport, placé sous le registre du « manque Â» et du « besoin Â» (p. 52), n’est pourtant pas là pour denoncer une faiblesse de la souveraineté : au contraire, « se replier, rétrécir signifie toujours, du point de vue de la souveraineté, gagner en intensité… la pauvreté et la simplicité de la souveraineté sont sa meilleure arme Â» (p. 11-12). En effet, au plus la souveraineté s’écarte du champ gouvernementale de la variation, au moins ce champ sera à même de lui porter atteinte : « Au plus le politique pensé depuis la souveraineté est unifié, indivisible, invariable, perpétuel, au plus les variations et les nuances gouvernementales seront possibles et importantes. Au plus la souveraineté est forte (d’un point de vue théorique), au moins elle sera affectée par des variations gouvernementales ainsi libérées. Ou encore : au plus la souveraineté exclut la vie, et se replie de façon mortifère sur elle-même (et sur le droit), au plus la vie pourra être suivie au niveau du gouvernement (et loin de la souveraineté) Â» (p. 138). Foucault aurait donc eu tort de « traiter la relation entre souveraineté et gouvernementalité en termes d’opposition, d’incompatibilité, d’hétérogénéité » (p. 44), comme si l’une pouvait être remplacée par l’autre : au contraire, alors que l’une gagne en intensité, l’autre se renforce du même coup, selon un rapport de proportionnalité directe.

Comment sortir alors de la souveraineté ? On ne peut pas en vouloir à Berns s’il n’est pas à même de trouver aucune réponse à cette question. L’autre de la souveraineté, depuis lequel il serait souhaitable d’aborder les grandes questions d’aujourd’hui et de demain (celle du « fédéralisme Â», celle des « groupes et des minorités Â», celle des « nouveaux paradigmes régulateurs du politique Â», p. 231), s’est averé fort dur à penser ; voire (on serait tenté de dire) quasiment impensable. Néanmoins, au bout de cette odyssée au cÅ“ur des « mécaniques souveraines Â» (p.15), on aura appris à rejeter quelques fausses pistes : « La souveraineté se montre d’autant plus positive, inventive, voire déterminante… qu’elle se présente à première vue sous l’aspect du négatif, du repli absolu. Vouloir la dépasser au nom de sa seule négativité reviendra toujours à lui laisser sa meilleure arme […]. Si donc dépassement de la souveraineté il doit ou il peut y avoir – ce dont je ne suis plus certain – il ne peut consister à ceinturer encore plus radicalement (avec le droit) l’absolu par l’ordinaire, ni à simplement gommer l’absolu de la puissance absolue (au profit de ce qui est déjà marqué par elle) Â» (p. 229).

Le chantier de la souveraineté n’a jamais été aussi ouvert.

 
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