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       §2 Hypothèse. La méthode du livre, sa perspective politique et ses principaux thèmes philosophiques ont déjà fait l’objet d’un compte-rendu auquel il n’est rien à retrancher ou à ajouter[1]. Ce ne seront dès lors pas les thèses explicites de l’ouvrage de Stéphane Legrand que je voudrais isoler et mettre ici en question ; je tenterai plutôt une hypothèse quant à un certain présupposé conceptuel qui peut-être le soutient et l’anime, manière pour moi de soumettre à son tour ce livre à une lecture proprement et – je l’espère – rigoureusement philosophique. D’une question, mon hypothèse se résumerait comme suit : le matérialisme fonctionnaliste définitoire tant de la pensée de Foucault que de la méthode mise en Å“uvre par Stéphane Legrand, loin de faire un sort définitif à la distinction de l’empirique et du transcendantal, de l’historique et de l’a priori, n’imposerait-il pas au contraire nécessairement d’encore s’y confronter ? Une telle question, je dois en avertir le lecteur, imposera dans la suite un parti-pris interprétatif qui s’effectuera partiellement sur le mode du « coup de force Â» (ou sur le mode d’une lecture qu’on pourra dira « quasi-symptomale Â») : en lisant Foucault au voisinage de Deleuze et de Derrida, ce n’est au fond pas le moment de la pensée foucaldienne au cÅ“ur de l’ouvrage de Stéphane Legrand qui retiendra mon attention (l’analytique du pouvoir des années soixante-dix) mais, bien plutôt, le Foucault « archéologue Â» des années soixante, de l’Histoire de la folie à L’archéologie du savoir. En première approche, et pour justifier mon hypothèse de départ, je rappelle que c’est précisément lorsque Foucault inflige à sa propre pensée une torsion qui la déporte vers les questions de la praxis, de la généalogie et du pouvoir, en 1972, qu’il pose le plus directement la question qui nous guidera dans la suite :

J’essaie d’historiciser au maximum pour laisser le moins de place possible au transcendantal. [Pourtant] je ne peux pas éliminer la possibilité de me trouver, un jour, face à un résidu non négligeable qui sera le transcendantal[2].

Et puis comment ne pas voir que la figure de Foucault penseur des relations de pouvoir envisagée par Stéphane Legrand est, après tout, fort particulière, pour ne pas dire inédite ? Le fait notamment de définir la norme à partir de la notion de signifiant « vide Â» et, comme tel, « quasi-transcendantal Â», ne va pas de soi ; on ne s’étonnera donc pas que ce soit sur ce point précis que porte l’essentiel des questions que j’adresserai à son livre.

       §3 Du matérialisme fonctionnaliste aux figures « quasi-aprioriques Â» du partage. Je l’ai suggéré, Les normes chez Foucault s’ouvre sur une idée stimulante : Foucault s’efforcerait « d’être un penseur matérialiste Â» (p. 2). On devine que « matérialisme Â» ne s’entend ici dans aucun de ses sens (métaphysiques) traditionnels ; il y va plutôt, dirait-on, d’un matérialisme opératoire ou pragmatique qui s’ancre dans les discours et les pratiques pour en étudier les modalités d’existence ou mieux de fonctionnement. Autant dire qu’un tel matérialisme impose d’abord le refus

de poser dans la théorie des formes substantielles […] pour privilégier l’analyse de fonctionnements et des conditions de fonctionnement comme premiers par rapport à l’identification […] de ce qui fonctionne en tant que choses (p. 2, je souligne).

En ce sens, le matérialisme foucaldien se prolonge immédiatement en ce que Deleuze, avec une pointe de provocation théorique, nommait un « fonctionnalisme »[3], ou encore en un nominalisme, notion dont Foucault se revendiqua à plusieurs reprises[4]. Une attitude épistémologique de la pensée « matérialiste Â», comprise comme analyse fonctionnaliste et nominaliste des dispositifs pratiques et des régimes discursifs : c’est à un tel concept éminemment foucaldien que Les normes chez Foucault entend rester fidèle (et d’abord dans sa méthode : partir d’un corpus de discours et de pratiques matériels et localisés), sans pour autant négliger d’en effectuer une reprise originale. Or celle-ci se concentre en une idée, laquelle constitue d’évidence l’acquis théorique essentiel de ce livre : la « norme Â» n’est jamais qu’un « signifiant vide Â» â€“ qu’est-ce à dire ?

La norme est d’abord un concept plurivoque : il n’y a pas une norme mais des normes ; mieux : il n’y a pas de normes mais la simple « virtualité d’un usage normatif Â» (p. 12). La norme n’a donc pas à être réifiée, substantialisée, hypostasiée : elle n’est pas extérieure à ses usages, à ses effectuations, elle ne s’impose pas aux discours et aux pratiques pour les déterminer. Ce qu’il y a, c’est « la dissémination des énoncés réellement existants susceptibles d’être déterminés comme normes aux termes d’un certain code et de fonctionner effectivement comme tels dans le cadre de certaines pratiques Â» (p. 11). Tout ce que nous trouvons, c’est une somme d’énoncés archivés et de dispositifs pratiques susceptibles, passibles, d’un usage normatif. La norme donc n’est jamais identique à elle-même et les normes ne dessinent rien de commun ; mais c’est qu’alors tout au plus elle indique, comme forme ou clé de ces différences, la possibilité de l’écart en général :

Il n’existe pas, dans les différentes pratiques sociales et relations de pouvoir auxquelles on applique ces concepts, de signifié commun réel qui leur corresponde ; existent par contre, circulant d’un bout à l’autre du champ social […] les signifiants communs « normes Â», « normalité Â», anormalité etc., par rapport auxquels les individus sont en permanence qualifiés et situés […] le seul signifié commun correspondant à ces signifiants communs, c’est la pure forme de l’écart par rapport à une norme en général, une différence pure ; or une différence pure, c’est toujours déjà du signifiant (p. 148-149).

La norme est ainsi définie comme « signifiant vide Â» (p. 40, 151) et la « pure forme de l’écart Â» apparaît comme « forme vide Â» (p. 43, 60, 144) : elle est une case vide (on y reviendra) tendant à son remplissement par et dans les passages d’un dispositif historique d’un segment du champ social à l’autre, selon l’investissement d’individus qui, subjectivant les normes, y seront en retour assujettis. Cette norme qui perdure d’être enfreinte, la forme de l’écart en général, simple « Ã©lément vide Â» (p. 150) variant avec l’histoire et le social, ne fonctionne qu’en tant qu’articulation temporaire de régimes de signes et de conduites :

Signifiants en souffrance, toujours déjà détachés de toute intention originaire qui serait supposée les animer et (selon le vocabulaire husserlien) les remplir, comme de toute destination téléologique inscrite en elle (p. 45).

Il est dès à présent possible de résumer le sens de la notion de « norme Â» chez Foucault selon Stéphane Legrand en trois énoncés : 1) la norme en général n’est qu’une forme (ou un signifiant) vide ; en fait, elle n’est qu’à être investie ; 2) la norme en général ne désigne que la forme pure de l’écart à elle ; 3) l’expérience de la norme est, sous certaines modalités, l’affaire d’une sujet (au double sens de résultat d’un assujettissement et produit d’une subjectivation)[5]. Or ce point au fond ne recoupe-t-il pas l’hypothèse qui préside à la présente lecture ? La norme ainsi définie ne nous conduit-elle pas de fait à affronter la question de son statut conceptuel, lequel paraît en première approximation à la fois strictement historique, tout entier relatif à des investissements empiriques donnés et dans une autre mesure apriorique, son vide initial étant toujours et partout ce qui soutient absolument les modalités diverses de son remplissement ? À radicaliser quelque peu certaines de ses formulations, il semblerait bien que Stéphane Legrand soutienne que la norme, quoiqu’elle varie avec l’histoire et dans le social – mieux encore qu’elle ne soit rien, ou rien que du vide, en dehors de ces variations –, doit en même temps être pensée dans la pureté relative d’une quasi-transcendantalité : les investissements historiques provisoires supposeraient eux-mêmes une matrice transhistorique qui les rendraient possibles, à savoir la « pure forme Â» de l’écart comme tel.



[1] P. Sabot, « Foucault avec Marx et au-delà de Marx Â», in Critique, n° 749, Paris, Minuit, 2009, p. 848-859.

[2] Cf. M. Foucault, « Les problèmes de la culture. Un débat Foucault-Preti Â» [1972], in Dits et écrits, t. 1, n° 109, Paris, Gallimard, 2001, p. 1241 (je souligne).

[3] G. Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? Â», in Michel Foucault philosophe (Rencontre internationale. Paris, 9, 10, 11 janvier 1988), (Coll.), Paris, Seuil/Des Travaux, 1989, p. 188.

[4] Voir exemplairement M. Foucault, La volonté de savoir [1976], Paris, Gallimard, 2002, p. 123.

[5] Sur tout ceci, on comparera avec P. Macherey, « Pour une histoire naturelle des normes Â», in Michel Foucault philosophe, op. cit., p. 203-221 et, spécialement, la définition – d’obédience spinoziste – de la norme en termes d’immanence (elle ne préexiste pas à son effectuation, sa production même est contemporaine de ses effets) et de productivité (elle est strictement coextensive à la création d’un certain champ d’application, le sien, auquel l’individu vivant, d’y être exposé et, au final, d’être exposé au partage du normal et de l’anormal, trouve l’occasion de se produire au titre de sujet). On lira également G. Le Blanc, Canguilhem et les normes, Paris, PUF, Philosophies, 2008.

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