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       §5 L’a priori historique, entre phénoménologie et littérature. Reste que cette perspective de travail retrouve au sein même de l’analytique du pouvoir – c’est-à-dire après que Foucault eût critiqué la catégorie de signifiant, lors même qu’il subordonne le discours au profit de la pratique dans l’étude des pratiques discursives – une tendance qui, quoique réprimée par Foucault lui-même, est bien présente dans l’archéologie, et qui consiste à mettre au jour, « à la possibilité de l’histoire », un « résidu » comme champ quasi-transcendantal, résidu que désigne, dans l’archéologie comme dans Les normes chez Foucault, les notions de vide et d’écart, voire de partage ou de différence. Il est donc curieux que Stéphane Legrand ne discute pas le concept d’a priori historique alors même qu’il constitue la solution paradoxale que Foucault proposait, en 1969, à ce problème. On sait que celui-ci, au lieu même où il entendait rompre avec « la thématique historico-transcendantale », définissait cette « condition de réalité pour des énoncés » comme un véritable « a priori […] d’une histoire qui est donnée, puisque c’est celle des choses effectivement dites » dont il est à sa charge de « rendre compte », mais encore comme une catégorie qui « n’échappe pas à l’historicité »[1] : de lui être rigoureusement immanent, l’a priori historique constitue dans son histoire le jeu des énoncés autant qu’il est par lui constitué.

L’étonnement se redouble du fait que ce concept est indissociable d’une discussion critique dirigée vers le concept d’« apriori historique concret »[2] avancé par Husserl dans un texte tardif, L’origine de la géométrie, et en particulier, je l’ai suggéré, vers le commentaire ébouriffant qu’en proposait Derrida[3]. Entée sur une interprétation audacieuse des concepts de « Présent vivant » et de « passage à la limite » (soutenu par « une idée au sens kantien » celui-ci assume les procès d’idéalisation des figures sensibles finies), la glose derridienne de la distinction entre histoire-de-fait et historicité en général – au sens où « toute monstration historique (historisches), au sens habituel, présupposent déjà l’histoire (Geschichte) comme horizon universel de question »[4] – n’ouvre pas seulement aux concepts de « différance » et de « retard originaire » ; elle donne aussi, incidemment, une formulation claire du problème affronté ici même, vers lequel tendait peut-être Foucault, et que Stéphane Legrand, en tout cas, n’hésite pas à injecter dans sa pensée. En première approximation, ce fragment de l’Introduction de Derrida paraît valoir aussi bien pour l’a priori foucaldien qu’husserlien :

Enchaînements-purs-de l’histoire, pensée-apriorique-de l’histoire, cela ne signifie-t-il pas que ces possibilités ne sont nullement historiques ? nullement, car elle ne sont rien que les possibilités de l’apparaître comme telle hors de laquelle il n’y a rien.

Naturellement, le rapprochement doit immédiatement être limité. En fait, les positions de Husserl et de Foucault sont symétriques et inverses : dans sa quête de l’Ursprung, Husserl élève l’historicité en général au rang d’a priori ; au contraire, dans son investigation de l’Herkunft et avec l’essai de ne poser, au départ de l’histoire et de sa réflexion, qu’un Beginn effectif ou matériel intégralement historique, Foucault, historicisant le transcendantal autant qu’il est possible, est amené à le vider de sa substance. Contre l’husserlianisme derridien, il pose nettement, en 1969, la nécessité de récuser l’idée d’un désensablement de l’historicité du sens originaire qui vaudrait pour réanimation de l’historicité comme espace de l’originarité du sens. En filigrane se dessine ici le refus proprement foucaldien de se donner pour fondement un sujet constituant, une conscience intentionnelle originairement donatrice de sens, même si cette origine ne prenait « conscience de soi [que] comme retard » ou « en se différant sans relâche ». Le point de discorde est en substance et au final identique à celui qui gouvernait la querelle du cogito : l’insistance de Foucault sur le fait événementiel, la réduction tendancielle de tout ce qui se situe « aux confins de l’histoire » contre le rappel, par Derrida, d’une historicité transcendantale qui, en tant que « Différence originaire » et « Origine absolue », vaudrait comme a priori de toute histoire empirique, les condamne à une opposition qui, sans être stérile, est symétrique, complémentaire, et en droit interminable. C’est pourtant elle que Stéphane Legrand relativise brillamment dans son ouvrage.

       Mais il convient à ce point d’opérer un dernier tour de spire. On peut faire l’hypothèse que ce qui permettrait d’atténuer maximalement la distance entre nos deux auteurs est le commun intérêt qu’ils portèrent à la littérature (au moins durant les années soixante pour Foucault). Il est cependant notoire que celle-ci joua dans l’itinéraire foucaldien le rôle d’un véritable détonateur, capable de faire exploser la perspective phénoménologique et, en particulier, la conception du sujet qui s’en induit – c’est tout le mérite du concept d’« expérience-limite » hérité, via Bataille, de Nietzsche, quand on l’oppose à celui d’Erlebnis : elle « arrache le sujet à lui-même »[5]. Que penser alors de ce passage décisif où Stéphane Legrand, donnant sa pleine mesure aux motifs du « double » ou du « redoublement », reconstitue l’approche foucaldienne du sujet en partant de Derrida (en l’occurrence de La voix et le phénomène) pour finalement aboutir à Klossowski (p. 167-179) ?

Parcourant les divers « degrés » de l’objectivité idéale, selon qu’elle soit plus ou moins enchaînée (le mot) ou libre (l’idéalité géométrique), Derrida fonde phénoménologiquement, dès son Introduction à L’origine de la géométrie, l’idée que le type d’objectivité idéale du mot implique, ainsi que l’avaient vu, après Hegel, Mallarmé, Valéry ou Blanchot, la « neutralisation spontanée de l’existence factice du sujet parlant » (le concept n’est pas seulement le meurtre de la chose ; le mot est encore l’effacement de celui qui parle). Plus largement, avec le langage en général, et l’écriture en particulier comme vecteur de la tradition et condition de possibilité de la réitération du sens, Derrida met au jour « l’élément » de toute objectivité idéale, y compris géométrique et, par suite, ce qui constitue « l’ouverture » de l’historicité en général elle-même. Le privilège de l’écriture – c’est-à-dire la littérature comprise, selon l’expression de Husserl, « dans son concept le plus large[6] » – tient à ceci qu’elle ouvre à l’émancipation totale du sens de son évidence actuelle parce qu’elle le libère de « tout lien avec une subjectivité actuelle en général ». Alors l’écriture, soit « le lieu des objectivités idéales absolument permanentes », peut-elle à bon droit être définie, dans le sillage de Jean Hyppolite, comme « une sorte de champ transcendantal autonome dont tout sujet actuel peut s’absenter ».



[1] M. Foucault, L’archéologie du savoir, op. cit., p. 174-175.

[2] E. Husserl, L’origine de la géométrie [1936, 1939], trad. J. Derrida, Paris, PUF, 2004, p. 204.

[3] Sur ce qui suit, voir J. Derrida, « Introduction [1962] », in E. Husserl, L’origine de la géométrie, op. cit., p. 3-171.

[4] E. Husserl, L’origine de la géométrie, op. cit., p. 207.

[5] M. Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits, t. 2, op. cit., n° 281, p. 862.

[6] E. Husserl, L’origine de la géométrie, op. cit., p. 179.

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