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       Dans les textes que Foucault a dédié à la peinture, l’un des thèmes les plus fréquents est sans doute celui du rapport entre deux dimensions, celle du « visible » et celle de l’« énonçable », qui sont irréductibles mais, en même temps, complémentaires. En particulier, ce rapport est examiné à propos de l’art pictural, à travers une analyse de la notion de « regard » et, ensuite, des différentes modalités qui font que, à chaque modification des conditions du « régime scopique », correspond une nouvelle constitution du sujet en tant que « spectateur ».

       Cependant, la question du rapport entre vision et langage et de l’exercice du regard n’est pas traitée par Foucault exclusivement à propos de la peinture. En effet, ces thèmes – liés à la formation du savoir, à la notion de vérité et à l’exercice du pouvoir – resurgissent dans bien d’autres contextes. À votre avis, comment ces questions (les rapports entre visible et énonçable, et le concept de regard) réapparaissent-elles dans les écrits foucaldiens des années 70 consacrés à l’analytique du pouvoir ?

M. Saison: La réflexion sur la peinture a promu le regard et reconsidéré les rapports du visible et du dicible : dès le texte sur Les Suivantes publié en 1965 dans “Le Mercure de France”, Foucault reconnaît que langage et peinture « sont irréductibles l’un à l’autre » tout en souhaitant « maintenir ouvert le rapport du langage et du visible (…) à partir de leur incompatibilité », en interrogeant l’image qui apparaît au fond du miroir dans le tableau de Vélasquez comme un reflet « au ras de son existence »[1]. En 1967, rendant compte de deux ouvrages de Panofsky, Foucault considère justement que l’historien d’art a levé « le privilège du discours (…) pour décrire la complexité de leurs rapports (…) tout ce feston du visible et du dicible qui caractérise une culture en un moment de son histoire »[2]. Même si d’évidence la peinture oppose son mutisme au discours et interroge le type de pensée qui fait l’économie des mots, la relation du dicible et du visible vers laquelle elle conduit la réflexion ne s’exprime pas en termes binaires de rivalité. Lorsque le thème du regard apparaît dans le contexte de la peinture, je dirais volontiers qu’il s’agit avant tout d’un regard joyeux, ouvert, curieux.

Mais le thème du regard intervient très tôt dans les œuvres de Foucault, en dehors de toute référence à la peinture, comme l’avaient souligné plusieurs intervenants du colloque de 2001[3] en citant les premiers mots de la préface de Naissance de la clinique : « Il est question dans ce livre de l’espace, du langage et de la mort ; il est question du regard ». Nous sommes en 1963, et déjà, comme l’indique le sous-titre : « Une archéologie du regard médical », la clinique et le regard sont associés, le rapport au savoir passe par le regard. La question est alors d’aiguiser le regard, de le déplacer pour « questionner la distribution originaire du visible et de l’invisible »[4]. Le regard du clinicien n’a pas pour seul lieu d’exercice la médecine : le diagnostic est aussi le propre du philosophe à travers la référence à Nietzsche : en 1966 Foucault définit le philosophe selon Nietzsche comme « celui qui diagnostique la pensée »[5] et ce thème ne cesse de réapparaître : « le rôle de la philosophie est de diagnostiquer »[6].

L’acuité du regard clinique et l’emprise du regard révèlent leur lien avec le pouvoir lorsque Foucault réfléchit sur le pouvoir psychiatrique et sur Bentham. Dans le cours au Collège de France de 1973-74, Le pouvoir psychiatrique, Foucault montre comment le dispositif de pouvoir au centre duquel fonctionnent des regards est « l’instance productrice de la pratique discursive »[7]. À plusieurs reprises dans le Cours, le pouvoir disciplinaire que Foucault oppose au pouvoir de souveraineté trouve sa forme générale dans le Panopticon de Bentham, invention aussi efficace qu’économique : « Pas besoin d’armes, de violences physiques, de contraintes matérielles. Mais un regard. Un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s’observer lui-même ; chacun ainsi, exercera cette surveillance sur et contre lui-même »[8].

Regard, pouvoir et vérité sont désormais liés et le diagnosticien du présent qui déplace le regard, l’intellectuel « spécifique », ne prétend nullement se situer hors de tout pouvoir, il ne peut que s’interroger sur l’instauration d’un nouveau régime de vérité, d’une « nouvelle politique de la vérité »[9].


[1] M. Foucault, Dits et écrits, vol. I, texte n°32, p. 471.

[2] Ibid., texte n°51, p. 621.

[3] Michel Foucault, un regard, colloque de la Société française d’Esthétique et du Centre de Recherches sur l’Art de Paris X, les 9 et 10 novembre 2001, partiellement repris à la suite de Michel Foucault, La peinture de Manet, cit. Jeannette Colombel et Blandine Kriegel partaient de cette remarque.

[4] M. Foucault, Naissance de la clinique, PUF, Paris 1963, p. VII.

[5] M. Foucault, Dits et écrits, vol. I, texte n°42, p. 553.

[6] Ibid., texte n°47, p. 581.

[7] M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France. 1973-1974, Seuil/Gallimard, Paris 2003, p. 14.

[8] M. Foucault, Dits et écrits, vol. III, texte n°195 : L’œil du pouvoir, p. 198.

[9] Ibid., texte n°184, p. 114.

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       Une autre notion qui caractérise la critique littéraire de Foucault pendant les années 60, et que l’on peut retrouver aussi, vingt ans plus tard, dans le cadre des réflexions sur l’esthétique de l’existence, est celle de l’écriture. Cette notion est initialement liée à l’expérience littéraire, plus tard évaluée comme « expérience-limite », et finalement est considérée comme une technique d’élaboration et de constitution de soi. Comment interprétez-vous ce changement de perspective et, plus en général, le fait que certains thèmes soient présents d’une manière constante dans la réflexion philosophique foucaldienne ?

M. Saison: Le terme « écriture » prend des significations différentes selon le contexte : souvent, dans les années soixante, l’écriture connote le domaine de la littérature. C’est l’écriture dans l’espace de la littérature qui conduit l’écrivain à affronter l’inconscient, la folie, le rêve ; le partage entre savoir et écriture a été aboli, précise Foucault dans un entretien où, s’intéressant à Breton, il rappelle qu’un tournant s’esquisse dès Nietzsche et Mallarmé : l’écriture radicale fonctionne alors comme un antimonde, « l’écriture en elle-même, le livre dans sa chair blanche ont pouvoir de changer le monde ». Ecrire est l’acte ultime, le geste décisif et « le contre-univers des mots »[1] s’épanouit dans la littérature. Loin de valoir par son contenu, l’écriture se pense comme la peinture : à l’origine de la fiction, on imagine « le moment des mots eux-mêmes, de l’encre à peine sèche, le moment où s’esquisse ce qui par définition et dans son être le plus matériel ne peut être que trace »[2]. Tout se passe comme si la matérialité du geste au moment de son accomplissement « suspendait le règne de la langue »[3]. Ce geste corporel qui amène l’écrivain au sacrifice est aussi celui qui ouvre l’espace « où le sujet écrivant ne cesse de disparaître » pour tenir « le rôle du mort dans le jeu de l’écriture »[4].

Foucault pourtant, dans les années soixante-dix, ne croit plus à l’efficience de la littérature, à son pouvoir transgressif : constatant à quel point elle a perdu sa fonction subversive, il se demande s’il ne faut pas se tourner vers l’action révolutionnaire, vers l’activité politique[5]. La matérialité du geste de l’écrivain est oubliée pour devenir le privilège du geste pictural et les pouvoirs de l’image intéressent plus le philosophe que ceux de l’écrit lorsqu’il prend place dans la littérature.[6] Le texte n°192 de 1977 signe la disparition de l’écrivain comme figure de proue : « le seuil de l’écriture, comme marque sacralisante de l’intellectuel disparaît » et Foucault conclut : « toute la théorisation exaspérée de l’écriture à laquelle on a assisté dans les années 1960 n’était sans doute que le chant du cygne »[7].

Qu’en est-il alors de la place accordée à l’écriture dans le cadre des techniques d’élaboration de soi ? De quelle écriture s’agit-il ? Lorsque Foucault travaille sur L’Herméneutique du sujet, cours professé en 1982 au Collège de France, il met au centre de ses préoccupations le « souci de soi » et les pratiques liées à la culture de soi (askêsis) élaborées dans l’Antiquité classique et tardive. L’écriture personnelle qui correspond à la prise de notes, à la consignation des réflexions importantes entendues ou émises constitue une occupation privilégiée[8] ; étape essentielle de l’askêsis[9], elle a chez Plutarque une fonction éthopoiétique, elle transforme la vérité en règle de vie (êthos). Qu’il s’agisse de Sénèque, d’Epictète ou de la première littérature chrétienne, l’écriture donne un corps aux choses entendues ou lues, permettant au scripteur de constituer sa propre identité[10]. C’est dans ce contexte que la lettre selon Sénèque est valorisée comme ce qui donne lieu à un échange de regards, ce qui permet un « face-à-face »[11]. L’écriture ainsi conçue, loin de correspondre au geste sacralisé de l’écrivain, n’est qu’une pratique à laquelle chacun devrait s’astreindre à travers de modestes livres de compte, des registres ou des carnets de notes (les hupomnêmata au sens technique) par lesquels on rassemble « le déjà-dit » dans le dessein de se constituer soi-même : c’est « une technologie de la constitution de soi »[12]. Cet effort du scripteur qui s’applique à écrire est au cours du temps, à travers plusieurs variantes, un moment-clef de la subjectivation : « l’acte d’écrire intensifie et approfondit l’expérience de soi »[13].

Faut-il s’interroger sur la constance ou la disparition de certains thèmes dans l’œuvre de Foucault ? Contentons-nous peut-être de chercher à saisir des évolutions, à travers la façon, par exemple, dont le philosophe éprouve le besoin de refaire le point sur son parcours antérieur à chaque fois que se profile une nouvelle étape[14]. L’unité de l’œuvre, il ne cesse de la reprendre pour la construire, exerçant par là sa liberté d’écrire pour se changer lui-même ; le lecteur, lui, lorsqu’il produit par son opération interprétative une unité de l’opus[15], fait œuvre de fiction.


[1] Ibid., vol. I, texte n°43, pp. 555-556.

[2] Ibid., texte n°17, p. 281.

[3] Ibid., texte n°25, p. 419.

[4] Ibid., texte n°69, p. 793.

[5] Ibid., vol. II, texte n°82, p. 115.

[6] Ibid., textes n°149, p.707 et n°150, p. 710.

[7] Ibid., vol. III, texte n°192, p. 155.

[8] Ibid., vol. IV, texte n°323, p. 361.

[9] Ibid., texte n°329, p. 418.

[10] Ibid., texte n°329, passim et p. 422.

[11] Ibid., pp. 423, 425.

[12] Ibid., texte n°344, pp. 624-625, 628.

[13] Ibid., texte n°363, p. 794.

[14] Cf. par exemple le début (« Modifications ») de l’Introduction au deuxième volume de L’histoire de la sexualité. L’usage des plaisirs, Gallimard, Paris 1984.

[15] M. Foucault, Dits et écrits, vol. I, texte n°59, p. 704.

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