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Philippe Roy

La vrille et le refus


Compte-rendu de Philippe Chevallier, Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille, PUF, Paris 2014 (112 p.)


Le livre de Philippe Chevallier n’est pas une critique de la pensée foucaldienne du pouvoir, même s’il prétend mettre au jour une dimension qui la déborde, peu explicitée par Foucault : celle de la bataille. Il ne s’agit pas de pointer une incohérence chez Foucault, ni de déterrer un fondement occulté, ni non plus de proposer une synthèse du pouvoir et de la bataille, ou alors à l’inverse d’opposer la bataille au pouvoir. Il s’agit d’établir des distinctions, des relations, des perspectives, des lieux d’existence qui permettent de problématiser le « et » du titre programmatique du livre : « Le pouvoir et la bataille ».

Suivant cette problématisation, Philippe Chevallier est fidèle à Foucault, et ceci pour deux raisons. La première est que la problématisation est une griffe bien connue de la manière de penser propre à Foucault. La seconde est que la problématisation n’a lieu que si elle cherche des points de décrochage pour déterminer comment peuvent se formuler les problèmes qui conditionnent les termes problématisés. Ceci sans chercher à gagner un autre champ qui viendrait, comme en surplomb, rendre raison de celui auquel les termes problématisés appartiennent. C’est pourquoi Philippe Chevallier s’en tient strictement au champ foucaldien (livres, Dits et écrits, cours, actions), sans critique externe (seuls des rapprochements avec d’autres auteurs sont ici et là suggérés). Nous sommes donc, dans ce champ foucaldien, à la fois en immersion et en progression. Une immersion sans noyade, tant la série des arguments relève de bons choix et tant l’écriture de Philippe Chevallier est concise et précise, souvent lumineuse. Une progression sans terme, puisque celle-ci a pour objectif d’affiner la problématisation pour lui donner la potentialité de se poursuivre et d’être réactivée chez le lecteur (c’était aussi la façon dont Foucault lui-même travaillait). C’est donc un livre sans point final. Le lecteur s’en convaincra lorsque, arrivé à la fin, il le parcourra dans un autre ordre, impulsé par les points problématiques qui l’ont plus touché – travaillé par eux. À la progression linéaire du livre s’ajoutent donc des progressions singulières, comme celle que nous allons proposer maintenant : celle de notre lecture.

Commençons tout d’abord par des distinctions conceptuelles entre le pouvoir et la bataille. Le pouvoir s’exerce alors que la bataille est un « rapport de force dont la finalité est la mise hors-jeu de l’un des protagonistes » (p. 46). Sous la différence entre l’exercice et le rapport de force il y a alors celle entre la continuité et la discontinuité, le stable et l’instable, le prévisible et l’imprévisible. « Le pouvoir […] requiert pour s’exercer un minimum de continuité, de stabilité, de prévisibilité. Il laisse donc hors-champ un domaine des relations humaines où la continuité est brisée, la stabilité défaite, la prévisibilité impossible » (p. 49). Au regard de ces propriétés opposées, le « et » entre pouvoir et bataille semble alors marquer une distinction réelle. Là où il y a le pouvoir il n’y a pas la bataille et inversement. Mais ce serait faire fausse route. Car Philippe Chevallier affirme aussi que bataille et pouvoir sont deux perspectives sur de mêmes notions, qu’ils vont donc ensemble. Quelles sont ces notions ? L’histoire, l’événement, la vérité – trois notions qui se recoupent. Ainsi, le pouvoir et la bataille sont deux modèles, deux perspectives, pour « deux lectures possibles d’un même tissu historique » (p. 61). L’événement n’est intelligible que si l’on fait usage des deux modèles : « Il s’agit de voir ce champ de bataille [de l’événement] comme le lieu où, à un degré plus ou moins grand, une certaine rationalité du pouvoir est à l’œuvre, qui permet de rendre compte à la fois des discontinuités et des ruptures de l’histoire, sans prétendre les dominer entièrement » (p. 73). Et au pouvoir et à la bataille correspondent deux manières de dire la vérité, celle qui s’établit dans le régime de vérité propre à un pouvoir et celle de la prise de parole « pour dire la vérité » : « le sujet se positionne, il choisit son camp, et engage sa personne dans ce qu’il dit » (p. 101).

Ces perspectives ne sont toutefois pas que deux points de vue sur une même notion, car elles se croisent, se rencontrent, interfèrent. La notion suppose un point d’existence de leur croisement, ce point étant chez celui (ou ceux) qui dit ou fait l’histoire, qui dit ou fait l’événement, qui dit ou produit la vérité. Il ne faudrait pas croire, en effet, que le problème qui sous-tend le rapport entre pouvoir et bataille n’est que gnoséologique : ce ne sont pas seulement deux concepts opératoires pour l’analyse de l’histoire politique. Le rapport entre pouvoir et bataille relève de la vie politique d’un sujet, d’un collectif. Et comment pourrait-il en être autrement ? Pas de pouvoir ni de bataille sans forces d’entraînements. Le problème n’est pas ici de se demander ce que sont l’histoire, l’événement, la vérité politiques, mais comment ces notions se nouent à des existences. Le problème devient ainsi une problématisation, car ce n’est pas le problème au sujet de quelque chose, mais le problème pour quelqu’un, pour un sujet.

Cette problématisation peut être celle de celui qui écrit l’histoire politique – problème pour lui et pour nous, lecteurs. Ainsi, « au terme d’un livre comme l’Histoire de la folie à l’âge classique, ce n’est pas la folie qui a disparu, mais le rapport que nous entretenons avec la folie qui est transformé, et donc aussi nous-mêmes, comme sujets qui nous constituons devant l’objet “folie” » (p. 93). Soyons donc attentifs au fait que « Foucault n’écrit pas en effet une histoire des représentations mais des problématisations – problématisations à travers lesquelles sujet et objet se constituent réciproquement » (p. 41). En écrivant l’histoire, Foucault problématise et fait part aussi de problématisations ayant été expérimentées, telle celle, lorsqu’à partir du XVIe siècle, « la direction spirituelle sous ses apparences de contrôle et de contrainte minutieuses, ouvre au pénitent une nouvelle expérience de sa sensibilité » (p. 40). Ou alors, au sujet de la vérité, « il s’agit de rendre problématiques des gestes qui auparavant semblaient évidents – par exemple emprisonner pour punir –, en révélant les modes de pensée qui les ont rendus possibles ou se sont formés corrélativement à eux. La paralysie provoquée par de telles analyses dans les rangs des acteurs sociaux – ne plus savoir quoi faire pour bien faire – n’a d’autre but que d’amener ces derniers à repenser leur pratique devenue périlleuse » (p. 91-92). On notera toutefois que ces problématisations ne semblent mettre en jeu que le pouvoir et non la bataille, et on rappellera que la problématisation qui nous intéresse ici est celle qui nous fait monter d’un cran, puisqu’elle est celle du pouvoir et de la bataille.

Pour problématiser le pouvoir et la bataille, il faut donc saisir leurs points de croisement : chez qui ils ont lieu, de même que la manière dont s’effectuent ces croisements. Soit encore la notion de vérité : elle peut être vue comme celle du pouvoir ou comme prise de parole impromptue, mais pouvoir et bataille se croisent pour quelqu’un, à partir d’un travail critique (manière du croisement). « Le travail [critique] selon le pouvoir serait du côté du “labeur patient”, tandis que le travail au cœur de la bataille serait du côté de “l’impatience de la liberté”. […] [I]l faut alors prendre acte que la première attitude “donne forme” à la seconde, et qu’il n’y a donc pas stricte équivalence entre les deux » (p. 103-104). Par exemple, « nous retrouvons dans les réflexions de Foucault sur le système pénal la même articulation entre l’urgence ressentie d’une transformation et la nécessité de mettre cette urgence à l’épreuve du réel, c’est-à-dire de prendre en compte la situation concrète de la société, dans la complexité des rapports de force qui la constituent » (p. 105). On comprend alors que « notre être historique serait ainsi le fruit de la rencontre entre le pouvoir et la bataille » (p. 83), jeu de notre liberté.

À suivre Philippe Chevallier, il nous semble que ce qui est important ici pour problématiser le pouvoir et la bataille est cette idée de liberté que nous venons de mentionner. La liberté est impatiente quand elle se dit de la bataille – car c’est la liberté de refuser ou d’accepter, celle qui veut vaincre, celle du choix du camp, du pour et du contre, du tout ou rien, quand il est urgent de prendre position. On comprend pourquoi, avec la bataille, on a affaire à l’instable, à la discontinuité, à l’imprévisible. C’est cette liberté que l’on trouve à l’œuvre, à l’état pur, chez ceux qui se soulèvent : « Ces réflexions sur le soulèvement montrent bien qu’une certaine liberté est engagée dans la bataille. […] Il s’agirait ici d’une liberté encore informe, réduite à la seule capacité de relever la tête et de dire non » (p. 108). Or, la liberté n’est pas seulement assimilable au domaine de la bataille, mais aussi à celui du pouvoir : « La liberté n’est pas la pure spontanéité, mais elle s’inscrit dans une certaine élaboration de soi qui se joue de la contrainte, mais joue également avec la contrainte » (p. 59). Cette liberté est en rapport avec la première, celle de la lutte, de la bataille, qui travaille les points de résistance au pouvoir et pousse à prendre une certaine forme (une contre-conduite, par exemple) quand elle investit le pouvoir. En effet, Foucault « fait [aussi] dériver la lutte de la liberté. Il part de la rétivité de la liberté, inhérente à l’exercice du pouvoir, pour en déduire le concept de lutte à la limite de ce dernier. […] C’est dire que le domaine de la lutte n’est pas totalement étranger à ces “points d’insoumission” repérables à l’intérieur même de l’exercice du pouvoir » (p. 59). Revenons à la direction spirituelle, dont nous avons parlé plus haut : la problématisation – qui est bien une certaine façon de se libérer du pouvoir tout en étant dans son champ (d’où le jeu avec la contrainte), de trouver donc une forme d’expérience libératrice –, n’était pas sans prendre elle aussi appui sur cette liberté de dire oui ou non, de consentir ou pas. « Le corps devient, à compter de ce moment, “le siège des intensités multiples de plaisir et délectation ; un corps qui est animé, soutenu, contenu éventuellement, par une volonté qui consent ou ne consent pas, qui se complaît ou refuse de se complaire” » (p. 40).

La liberté est donc la condition du passage de la bataille à une forme résistante au pouvoir, du « non » opposé à une nouvelle conduite, d’une liberté de consentement (ou pas) à une liberté créatrice. Bien plus, on doit dire aussi que la liberté du refus (d’affrontement) est celle qui peut mener à la création d’une nouvelle relation de pouvoir. Comme le dit Foucault, dans Le sujet et le pouvoir : « Un rapport d’affrontement rencontre son terme, son moment final (et la victoire d’un des deux adversaires) lorsqu’au jeu des réactions antagonistes viennent se substituer les mécanismes stables par lesquels l’un peut conduire de manière assez constante et avec suffisamment de certitude la conduite des autres » (cité à p. 57). Liberté de refus et liberté créatrice sont donc inséparables et forment comme les deux faces de la liberté.

La liberté n’est donc pas pure positivité, pure création, pure extériorité au pouvoir : « La liberté prend […] appui sur le pouvoir pour se découvrir elle-même dans l’adversité, s’affirmer dans la résistance » (p. 41). C’est pourquoi « limite et transgression s’appellent mutuellement et se communiquent l’existence par cet appel » (p. 36). La transgression est liée au pouvoir par un geste de vrille et non par un geste d’effraction – c’est la raison pour laquelle on ne peut en finir avec le pouvoir : toujours une limite derrière la limite transgressée (la vrille contre l’effraction est affirmée par Foucault dans son texte sur Bataille, Préface à la transgression, cité à p. 35, et est bien relevée par Philippe Chevallier). Le geste de vrille est ce qui lie l’avenir au présent, la transgression à sa limite ; en effet, le pas de vis prend appui sur une rotation (par analogie : la limite, le présent, le pouvoir) pour produire dans le même geste une pénétration (la transgression, l’avenir, le pouvoir de création). Nous pensons que ce geste de vrille dépasse le cas de la transgression (rapport à l’interdit) qui d’ailleurs peut tout à fait être intégrée à un dispositif de pouvoir (comme dans le cas du dispositif de sexualité où l’on pense qu’avouer, dire ce qui ne faut pas dire, est libérateur). Ce geste est en jeu plus largement dans la résistance au pouvoir et dans l’éthique. Comme nous le relevions plus haut, « la liberté […] s’inscrit dans une certaine élaboration de soi qui se joue de la contrainte, mais joue également avec la contrainte » – prise d’appui sur la contrainte pour pénétrer dans un autre rapport à soi, « travail “à l’intérieur même du corps de la société et sur elle-même” » (p. 95). Le geste de vrille peut donc prendre plusieurs formes d’effectuation (transgression, travail critique, parrêsia de la direction de conscience (p. 93-94), contre-conduite, etc.) ; il nous semble plus pertinent que le geste de plier dont Deleuze crédite Foucault. Et pour ce dernier, le geste de vrille nécessite un autre geste (il l’enveloppe), celui du refus, de l’adversité, de la résistance, condition de l’invention. On peut donc étendre la manière d’être du geste critique, philosophique, foucaldien aux gestes politiques et éthiques qui l’intéressent. « Le geste philosophique de Foucault doit être entendu ici dans sa radicalité, qui le sépare d’une tradition toujours hantée par l’espoir du retour : “Sans doute l’objectif principal aujourd’hui n’est-il pas de découvrir, mais de refuser ce que nous sommes”. La tâche est d’autant plus redoutable qu’elle est sans garantie ; car il n’y a rien à recueillir en deçà de notre fébrile actualité, rien à dévoiler en dessous de notre impatiente liberté. Nous n’avons rien oublié, rien perdu, sinon l’audace de nous inventer » (p. 32). Son geste en pensée s’apparente aux gestes qu’il pense.

Geste de refus et geste de vrille sont ceux qui, derrière l’idée de liberté, répondent au problème du pouvoir et de la bataille. Ce sont peut-être ces gestes mêmes qui posent déjà le problème. Car ces deux gestes traversent l’écriture de l’histoire, les événements historiques et les régimes de vérité en ce point de croisement que sont les sujets politiques. Faut-il dire alors que la liberté n’est pas autre que celle de ces gestes ? Que sans ces gestes il n’y aurait pas de liberté ? (C’est pourquoi il y aurait certains usages de la liberté qui pourraient être au service de pouvoirs, comme dans le libéralisme.) Ou, à l’inverse, ces gestes sont-ils au service de la liberté, celle-ci se disant d’une autre nature ontologique ? Et le pouvoir serait-il lui aussi de l’ordre du geste (le geste de conduire des conduites ?), le geste de refus étant alors le refus d’un geste (de pouvoir) et le geste de vriller un geste intergestuel ? Ce sont ces problèmes que le livre de Philippe Chevallier suscite pour finir en nous : il possède cette grande vertu d’être problématisant et donc fécond, une mine pour penser.


 
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