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« Foucault, retour sur l'aveu » : entretien avec Bernard E. Harcourt

France Culture - "Le Bien Commun" avec Antoine Garapon

Émission du 28 mars 2013[i]


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Transcription par Eléonore Rimbault


Antoine Garapon : À la fin de sa vie, Michel Foucault est revenu sur la question de l’aveu et de la justice pénale, près de vingt ans après la série de conférences à Rio sur « La vérité et les formes juridiques[ii] », et après le très célèbre Surveiller et punir[iii]. Il l’a fait dans une série de conférences données en Belgique et qui viennent d’être éditées sous le titre Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice[iv], édition réalisée aux bons soins de Fabienne Brion et de Bernard Harcourt.

Bernard Harcourt est professeur de droit et de sciences politiques à l’Université de Chicago, et on lui doit d’importants ouvrages : Against Prediction[v], sur le profiling et la justice actuarielle[vi] ; il vient de publier aux éditions de Harvard University Press un livre intitulé L’illusion du marché libre[vii], et Bernard Harcourt est en train d’éditer le cours de Michel Foucault de 1973 sur La société punitive[viii].

Bernard Harcourt, bonjour, je profite d’un de vos passages à Paris pour dire quelques mots sur ce travail éditorial et, plus encore, sur le retour de Foucault sur ce thème de la justice pénale. Qu’ajoute t-il en 1981 dans ce livre, par rapport à ce qu’on savait déjà, à ce qu’il avait déjà dit ?

Bernard Harcourt : Il y avait déjà beaucoup dans « La vérité et les formes juridiques » en 1973. C’est un texte fondamental pour les juristes. Il y avait introduit ses idées sur les différentes formes juridiques, les différents moyens par lesquels on produit la justice ou une conception de justice. Il avait parlé des épreuves – des épreuves agonistiques, par exemple, donc de la manière de créer une justice à travers les épreuves – ou bien des enquêtes. Il avait commencé à parler des examens, de la forme de l’examen comme moyen pour obtenir, à travers l’expertise, un jugement. Il développera cela, bien sûr, dans Surveiller et punir en 1975.

Mais ici, alors, dans ce texte en 1981, Foucault ajoute l’aveu. Premièrement, donc, c’est un texte sur l’aveu, mais l’aveu comme moyen d’introduire le sujet lui-même dans la création et dans la production, non seulement d’une vérité mais d’une vérité de justice. Donc, l’introduction du sujet et du rôle du sujet qui est impliqué dans sa propre production d’une justice pénale [constitue un thème central].

Garapon : S’agit-il de l’effort de verbalisation d’une faute qu’on a commise par celui qui l’a commise ?

Harcourt : Exactement. Il faut comprendre cela, je pense, à travers les années 1970, la fin des années 1970, où Foucault commence à s’intéresser à ce qu’il appelle la « gouvernementalité » et au néolibéralisme. Donc il commence à se poser des questions comme : comment est-ce que, dans nos démocraties libérales contemporaines, comment est-ce qu’on est impliqué nous-mêmes dans ces productions de gouvernementalité. Et c’est à travers l’aveu [qu’il répond] – dont il en fait l’histoire dans Mal faire, dire vrai, une histoire qui se termine en 1977 à peu près avec ce que Foucault appelle cette « brèche » dans la justice pénale à cause des problèmes de l’aveu. C’est vraiment l’introduction du sujet qui est impliqué dans la justice et dans la vérité.

Garapon : Vous avez l’expression, qui est de lui, mais qui est au fond très profonde et en même temps très simple, il dit « nous sommes passé à un régime de gouvernement par la vérité ». C’est à dire un gouvernement qui ne passe plus par la domination, la contrainte des corps, mais qui passe par l’exigence de vérité de la part du sujet lui-même.

Harcourt : Oui. Ce texte pourrait s’appeler [Le pouvoir de la vérité]. Enfin Foucault avait dit en 1976 dans La Volonté de savoir qu’il allait écrire un texte qui s’appellerait Le Pouvoir de la vérité – et c’est exactement de cela dont il s’agit. Ce texte, ce livre, Mal faire, dire vrai, c’est le pouvoir de la vérité : gouverner à travers la vérité, gouvernementalité par la vérité. Donc, c’est la manière dont, à travers nos propres croyances, à travers nos propres aveux, à travers nos actions, nous-mêmes, nous nous gouvernons.

Garapon : C’est ça. Et alors c’est très troublant la lecture de ce texte, c’est très troublant parce qu’un des aboutissements serait de se dire : même l’entreprise d’émancipation, même l’entreprise de libération par la parole, même l’entreprise de libération de soi-même que va proposer la psychanalyse, continue d’être un asservissement à ce pouvoir de la vérité.

Harcourt : Oui, en effet, c’est assez claire. Dans ce texte, Foucault remonte à Homère, il traverse l’histoire grecque, il croise les stoïciens, il évoque l’examen de conscience, et il arrive au christianisme, puis à la psychiatrie dans le XIXe siècle – la criminologie et la psychiatrie – qui représente, pour lui, une certaine imposition d’une vérité à travers le sujet, le sujet qui doit avouer, qui doit dire des choses sur lui-même…

Garapon :  … c’est ça.

Harcourt :  Et du reste, le livre commence par ce fameux échange entre le docteur Leuret, psychiatre du XIXe siècle, et un patient. C’est la douche froide imposée au patient pour qu’il avoue qu’il est fou. Cet échange résume le besoin d’avoir cette parole, ce dire vrai du sujet, pour produire la vérité de sa propre folie.

Garapon : Ce qu’on retrouve dans la justice pénale, notamment française, c’est tout une dimension qu’introduit Foucault de manière passionnante, qui serait à mon avis extrêmement féconde pour le droit comparé, avec le droit germanique, le droit grec : je pense à cette réaction d’un juge lors du procès de Jérôme Kerviel il y a quelques mois, disant : « Mais qui êtes-vous, monsieur Kerviel ? » Alors même que c’est une question de droit économique très complexe, de manipulation, d’écoute, de délit d’initié, dans le monde des traders plus exactement, il s’intéresse à la personnalité de la personne que l’on accuse d’avoir commis des malversations financières.

Harcourt : Alors ça, c’était déjà un thème assez central dans Surveiller et punir. On voit dans Surveiller et punir ce mouvement d’un jugement sur un acte simple, sur l’acte commis, vers un jugement sur la personne, sur la personnalité de celui qui a commis l’acte. Foucault étudiait déjà ce mouvement dans les années 1975 – mouvement vers la production d’une vérité du sujet, la production d’une vérité du criminel, et de l’utilisation de la criminologie afin de trouver l’individu dangereux : « Qui êtes vous ? Vous êtes l’individu dangereux. » Il y a, du reste, une conférence formidable sur cette notion de l’individu dangereux au XIXe siècle donnée par Foucault en 1978[ix].

On voit cela repris dans Mal faire, dire vrai, en 1981, avec l’emphase sur la question de l’aveu et du sujet avouant. Parce qu’on voit aussi, à la fin du texte – donc, où Foucault évoque la « brèche » dans le système pénal aujourd’hui, enfin en 1977 – que la brèche, c’est précisément que l’accusé ne peut pas avouer ce que l’on veut entendre. En d’autres mots, l’accusé qui peut dire « Oui, j’ai commis X » ne nous dit pas ce que l’on souhaite savoir. On veut savoir qui il est, obtenir une réponse à ce « qui êtes-vous ? » comme vous le disiez. Et l’aveu lui-même, ce que l’on peut dire sur soi-même, sur ses actes, ne suffit pas. Cela crée cette absence. Dans le cours de Louvain, en 1981, on voit la naissance du sujet avouant, on en voit la naissance dans le combat agonistique dans l’Iliade par exemple, ainsi que dans l’enquête d’Œdipe, et à travers l’examen de conscience…

Garapon : … et ce qui est remarquable, c’est que Foucault déplace complètement l’interprétation du mythe d’Œdipe, en disant que le mythe d’Œdipe, ce n’est pas la naissance de tout ce qu’on a vu depuis…, le principal apport c’est que la vérité est trouvé par un témoin, par le petit berger …

Harcourt : … exactement, et c’est le témoin : ce n’est pas l’oracle, ce n’est pas le prophète, ni la concurrence des serments. Et ceci est important : c’est l’humain, le témoignage du citoyen ordinaire. Car on avait d’autres témoignages : celui du prophète Tirésias, qui n’est pas respecté, enfin qui ne produit pas la vérité ; il y avait le témoignage des rois et des reines, qui ne produisent pas la vérité. La seule chose qui produit la vérité dans Œdipe, selon l’interprétation que Foucault propose de ce texte, c’est le témoignage humain, ordinaire : « Ce que j’ai vu, ce que j’ai pu voir avec mes propres yeux, ce que j’ai pu faire avec mes propres mains ».

Garapon : Cela change d’ailleurs le rôle du juge. On passe du juge qui n’est que celui qui constate les résultats de la course à un juge qui va puiser dans sa conscience même le juste. Je crois qu’il y a là une percée décisive : par certains aspects, cette bifurcation – et je m’adresse là à l’américain que vous êtes, Bernard Harcourt, même si cela ne s’entend pas à la radio – c’est cette idée que la procédure américaine reste très emprunte de cette idée d’épreuve, de trial, qui est éloignée du modèle français, dans lequel le juge trouve lui-même, dans sa conscience, l’interprétation juste, de la justice.

Harcourt : Exactement. C’est justement ce qui est formidable avec ce texte et aussi avec le texte de 1973, les conférences de Rio sur les formes juridiques : ils offrent la possibilité de faire des comparaisons entre ces différentes formes.

Garapon : Et je crois que personne n’a compris aussi profondément le système du common law mieux que Michel Foucault, paradoxalement.

Harcourt : Oui, et précisément en regardant les formes [juridiques]. Parce que c’est vrai, aux États-Unis, c’est un combat, c’est une épreuve. C’est une épreuve devant douze jurés, mais c’est une contestation agonistique. Même l’expert, qui pourrait conférer au système américain quelque chose de d’examen, est constamment détruit et reconstruit. C’est une bataille sur la personne de l’expert, et sur l’expertise qu’il fournit.

Garapon : Foucault a cette phrase que je cite de mémoire, issue de « La vérité et les formes juridiques » : « dans le fond, la question de la procédure accusatoire est de s’assurer que celui qui est le plus fort, celui qui sort victorieux de ce combat est nécessairement celui qui a raison ». Et là, il  y a une description extraordinaire du cœur de ce qu’est la procédure accusatoire.

Harcourt : Oui, tout à fait. Et le premier épisode qu’il utilise dans le premier cours de Mal faire, dire vrai, c’est d’Homère dans l’Iliade : il y est justement question du ré-établissement d’une vérité qui existait avant – des relations de force, qui existaient avant, qui doivent être ré-établies à travers l’épreuve.

Garapon : Oui, c’est l’arrivée du dikaion comme acte de justice qui vient du juge. Je voudrais maintenant, Bernard Harcourt, qu’on réunisse les deux parties de votre œuvre : vous avez ce travail sur Foucault dont on vient de parler : y est évoqué un texte d’Homère, un texte du IXe siècle avant J.C., un des plus anciens textes qui nous soit accessible dans la culture occidentales. Et vous travaillez aussi sur ce qu’il y a de plus contemporain dans les évolutions de la criminologie, notamment de l’École de Chicago, où vous enseignez, sur la transposition de techniques de la statistiques financières pour anticiper le comportement des gens. En quoi Foucault vous permet-il de penser le passage qui s’opère entre une justice de l’aveu, de l’intériorité, à une justice de la dangerosité ?

Harcourt : Alors, vous savez, Foucault avait déjà identifié cette notion de dangerosité en 1978[x]. Il la reprend dans les cours de Louvain en 1981[xi], où il évoque aussi le tournant vers les notions de risques qui viennent du droit civil, de l’accident, et de l’actuariel dans le contexte juridique et de l’assurance. Donc il avait déjà identifié tout cela. Mais, l’individu dangereux était au XIXe siècle une production de la psychiatrie et de la clinique – de pratiques beaucoup plus cliniques qu’actuarielles. Donc même s’il les avait identifiés, il n’y avait pas encore en place en France les instruments, notamment actuariels, dont on parle aujourd’hui. Il est beaucoup question de ces outils actuariels et du profilage [en France maintenant], dans le contexte de la Conférence de consensus sur la prévention de la récidive[xii] qui a eu lieu récemment [en février 2013] – de ces fameux outils actuariels et du profilage...

Garapon : Le profilage étant vraiment ce qui est permis, c’est-à-dire cette anticipation qui est permise par le big data aujourd’hui ?

Harcourt : Alors là, je pense, il y a un changement fondamental aujourd’hui. Et c’est important ici, car je crois que Foucault était encore dans un âge sécuritaire psychiatrique, clinique. Une ère sécuritaire clinique. Enfin, lui-même il avait fait un passage intéressant d’une ère disciplinaire du XIXe siècle à cet âge sécuritaire. Il faut toujours se souvenir que Surveiller et punir se termine mi-XIXe siècle. Donc l’accent mis sur la discipline du XIXe siècle laisse place, dans son travail à lui, aux notions de gouvernementalité et de risque à la fin des années 1970. Mais tout cela reste encore très clinique.

Il y a eu un passage aux Etats-Unis au XXe siècle vers une ère actuarielle, où l’on utilise la prédiction, les outils actuariels : des données comme l’âge de l’individu, son éducation sont utilisés pour évaluer la dangerosité.  Si l’ on ne passe pas son BEPC par exemple, on obtient 4 points de plus de risque de dangerosité, tout pure. Ça c’était de l’actuariel. Je crois qu’aux Etats-Unis, la deuxième moitié du XXe siècle fut un âge sécuritaire actuariel, où l’on a eu beaucoup recourt à ces outils.

Mais aujourd’hui, je crois qu’on est encore dans une autre ère sécuritaire. C’est une ère sécuritaire de ce que j’appellerais en anglais « total awareness », d’un savoir total, caractérisée par la volonté d’établir un savoir total, une connaissance totale – qui sont associés exactement avec l’arrivée de big data.

Garapon : C’est donc très récent, cinq ans tout au plus.

Harcourt : C’est très récent, très récent. Dans les deux dernières années, on a fait des collectes de presque 90% des données que l’on a ; ils ont été collectées dans les deux ou trois dernières années. L’augmentation de nos connaissances, sous forme de données, de data, est incroyable. Cela va changer le caractère de ce sécuritaire. Ce n’est plus une question de profilage, ce n’est plus une question d’estimer l’individu selon son éducation et son quartier – on peut savoir maintenant tout ce que vous avez lu, sur quelles pages internet vous avez passé plus de temps, etc.

Garapon : Et il est possible d’opérer des croisements dans ces données beaucoup plus que le permettaient les techniques actuarielles. On peut mettre en lien des données infinitésimales avec des données tout à fait extérieures : le nombre de fois ou vous avez pris l’avion, le fait que vous soyez diabétique, ou que vous jouez au golf… Le big data permet un « triturage » des données, un triage des données considérablement supérieur à ce que prévoyait la criminologie actuarielle.

Harcourt : Exactement, et ce qui est intéressant, c’est que la criminologie actuarielle essayait justement de réduire le nombre de variables, car elle souhaitait simplement trouver les variables les plus effectives, les une ou deux variables les plus puissantes. Aux États-Unis vers la fin du XXe siècle, et aujourd’hui encore, la chose la plus importante était le casier judiciaire. Les « three strikes laws », c’est de la prédiction, c’est de l’actuariel …

Garapon : … c’est à dire les règles qui voulaient qu’au bout de trois accusations pour délit, votre compte était bon et que vous partiez en prison…

Harcourt : … exactement. Donc ça c’était, en un certain sens, une réduction du data, une réduction à la chose la plus importante, qui était le casier judiciaire. Mais aujourd’hui, on assiste au contraire à une prolifération des données prises en compte. Au début de cette transition, on se disait, face au nombre de données, étant donné qu’il y avait tellement de data, on se disait qu’ils allaient jamais pouvoir s’en sortir, et on ne se sentait pas menacé par la quantité de data. Mais aujourd’hui, avec nos nouvelles technologies, nos algorithmes, et nos ordinateurs de plus en plus puissants, je crois qu’on est arrivé au point où l’on a une connaissance virtuelle de l’individu qui est presque correcte, qui peut nous dire ce qu’une personne veut, ce qu’elle veut acheter, etc.

Garapon : Vous dites presque correcte – et c’est précisément ce qui est intéressant avec Foucault : il nous donne les instruments de penser ce qui nous arrive, et que lui n’avait pas anticipé. Il n’avait pas anticipé le big data, et pourtant le concept de gouvernementalité et le concept de vérité – que l’on retrouve actuellement – sont ce qui nous permettent de comprendre le big data, donc cette collecte absolument monumentale de données, qu’on ne comprendrait peut-être pas aussi bien sans lui.

Harcourt : Effectivement. On est passé du concept de risque actuariel au big data –François Ewald a fait du travail merveilleux sur le risque actuariel[xiii], il travaille maintenant sur le big data, et donc il a bien ciblé cette question – et ça change complètement, dans le domaine pénale, la manière dont on …

Garapon : … est-ce que vous seriez d’accord pour dire, avec Antoinette Rouvroy, que l’on passe d’un modèle préventif à un modèle préemptif ? C’est à dire qu’en réalité l’objectif ultime de cette perception, grâce aux big data et grâce à ce profiling extrêmement précis de nos vies, [soit] que l’évènement ne puisse pas se produire, qu’il soit interdit, qu’il soit forclos avant même de pouvoir se produire.

Harcourt : Oui, enfin, je crois quand même que c’était l’idée de la prévention, enfin l’idée « idéaliste » de la prévention : c’était précisément d’essayer de préempter, et on retrouve cela avec l’idée de défense sociale, au début de XXe siècle, l’idée de prévenir en enfermant, en stérilisant, etc. La préemption, donc, il y a une idée quand même – et là je pense que vous avez raison – il y a une idée dans la préemption que c’est de la prévention préemptive, je dirais.

Garapon : Tout à fait. Tout à fait. Mais il y a un déplacement de sens important que l’on n’est plus dans la probabilité, mais dans le possible. Là, c’est un déplacement. C’est-à-dire qu’on est plus dans un calcul de probabilité, on est dans une intervention directe dans la vie.

Harcourt : Exactement, et c’est parce qu’on est arrivé à un moment où les probabilités deviennent tellement précises. Avant il s’agissait de probabilités de 60% ou 70%. Mais là, avec tout le big data, on est à 80% – 90%. C’est cela qui fait qu’on ne pense plus vraiment en termes de probabilités mais qu’on croit détenir une virtualité réelle.

Garapon : C’est une manière de supprimer l’avenir par notre capacité à donner une consistance et une réalité à l’avenir. C’est tout à fait troublant, d’un point de vue anthropologique, car cela crée un trouble par rapport au temps, par rapport à l’espace, et par rapport à l’événement.

Harcourt : Et avec des conséquences très sérieuses. En France, cela permet la rétention de sureté par exemple. Plus on devient confiant dans notre futur, plus il devient possible de justifier des pratiques comme celle de retenir quelqu’un à cause d’une dangerosité future.

Garapon : Pour reprendre une expression que vous citez dans la conclusion de l’analyse de ce texte, vous dites que, dans le fond, Foucault opère à la fin des années 1970 et au début des années 1980, il quitte le modèle du système souverain-loi – ce système souverain-loi qui inspire le modèle disciplinaire. Et il a donné les instruments, à la fin de sa vie, notamment dans cet ouvrage, de sortir du système qu’il avait lui-même construit – ce système de la domination souverain-loi – pour penser en terme de gouvernementalité.

Harcourt : En effet. Cela pose les questions suivantes : comment conduire la conduite des autres, et sa propre conduite, les deux étant indissociables ? Et comment est-ce qu’on s’implique ? Comment croit-on à la vérité de ce qu’on est en train de mettre en place, et qui nous gouverne, nous-mêmes et les autres ?

Garapon : Bernard Harcourt, j’avais une question : est-ce que vous… aujourd’hui, il y a une idée qui revient, qui vient d’une manière très forte, qui s’impose à nous, qui est l’idée de transparence. Dans la transparence, n’y a-t-il pas dans cette idée quelque chose du même ordre ? C’est à dire, être transparent aux autres, être transparent à soi, c’est une nouvelle modalité du contrôle social, une nouvelle modalité de la gouvernementalité.

Harcourt : Il n’y a pas tellement de différence entre la notion de transparence et la notion du sujet avouant. C’est un aveu de soi-même, une transparence de soi-même. C’est une éthique, une éthique de comportement. En utilisant les formes de véridictions, de vérités proposées dans ce texte, Mal faire, dire vrai, on pourrait très bien imaginer la transparence comme une modalité d’une production de vérité sur soi-même.

Garapon : Ce serait donc une reformulation contemporaine de l’aveu, en phase avec cette longue histoire occidentale dont Foucault retrace la généalogie et qui rend inséparable le rapport à soi et le rapport aux autres, et à la société. Une reformulation de l’aveu qui fonderait le pouvoir.

Harcourt : Exactement. Et c’est ce qui se développe le plus dans sa pensée : on en voit les traces au début en 1970-71 avec les premiers cours, mais cela prend réellement forme vers la fin des années 1970, quand il se tourne vers la notion de néolibéralisme, de néolibéralisme américain – précisément dans les cours de 1978-79, sur la Naissance de la Biopolitique[xiv] – et où il commence à se poser la question : comment se gouverne-t-on dans les démocraties libérales contemporaines, où la répression n’est pas aussi visible…

Garapon : … et où la liberté est effective…

Harcourt : … oui, exactement. Et c’est là qu’il se tourne vers le sujet – comme on le voit dans Mal faire, dire vrai – qu’il se tourne vers le sujet, le sujet avouant, pour montrer les différentes manières de se gouverner.

Garapon : Donc finalement, pour comprendre le pouvoir, il faut non pas se comprendre, mais se regarder soi-même.

Harcourt : Exactement, c’est ça.

Garapon : Et c’est toute l’originalité de la démarche de Foucault. Dois-je comprendre, Bernard Harcourt, que votre prochain livre portera sur le big data et sur les transformations du contrôle social ?

Harcourt : Exactement.  Exactement, oui…

Garapon : .. très bien, alors, Bernard Harcourt, merci. Mal faire dire vrai. Fonctions de l’aveu en justice, et c’est aux éditions de l’Université de Chicago et aux Presses universitaires de Louvain…

Harcourt : … avec ma collège Fabienne Brion…

Garapon : … voilà. Merci.



[i] L’émission de France Culture est en ligne : http://www.franceculture.fr/emission-le-bien-commun-foucault-retour-sur-l-aveu-2013-03-28.

[ii] M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques», in Dits et Écrits, 1954-1988, éd. par D. Defert & F. Ewald, collab. J. Lagrange, Paris, Gallimard, 1994, 4 vol., tome II, n° 139, p. 538-646.

[iii] M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard/nrf, 1975.

[iv] M. Foucault, Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, éd. par F. Brion & B. E. Harcourt, Louvain et Chicago, Presses universitaires de Louvain et University of Chicago Press, 2012.

[v] B.E. Harcourt, Against Prediction: Profiling, Policing, and Punishing in an Actuarial Age, Chicago, University of Chicago Press, 2007.

[vi] Cet ouvrage a fait le sujet d’une autre émission sur France Culture le 23 avril 2008, et le tapuscrit de cet entretien se trouve en ligne : http://tinyurl.com/franceculture-23-04-2008.

[vii] B.E. Harcourt, The Illusion of Free Markets: Punishment and the Myth of Natural Order, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

[viii] M. Foucault, La société punitive. Cours au Collège de France, 1972-1973, éd. par B.E. Harcourt, Paris, Gallimard-Seuil, coll. «Hautes Études», à paraitre.

[ix] M. Foucault, « L’évolution de la notion d’“individu dangereux” dans la psychiatrie légale du XIXe siècle », Déviance et Société, 1981, vol. 5, n° 4, p. 403-422.

[x] Ibid.

[xi] Foucault, Mal faire, dire vrai, leçon du 20 mai 1981, p. 211-228.

[xii] Cf. http://conference-consensus.justice.gouv.fr/; cf. aussi Conférence de dissensus sur la récidive, en-ligne http://www.thecarceral.org/journal-vol8.html.

[xiii] F. Ewald, L’État providence, Paris, Bernard Grasset, 1986; cf. aussi Robert Castel, La gestion des risques. De l’anti-psychiatrie à l’après-psychanalyse, Paris, Éditions de Minuit, 1981.

[xiv] M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, éd. par Michel Senellart, Paris, Gallimard-Seuil, coll. «Hautes Études», 2004.

 
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