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Jean-Marc Leveratto

Réponses à la double entretien "Techniques du corps et techniques de soi"


       Les techniques « disciplinaires » que Michel Foucault a étudié par exemple dans Surveiller et punir et les « techniques du corps » dont Marcel Mauss a parlé, semblent avoir en commun le fait de s’appliquer aux corps des individus pour créer des dispositions durables, à travers des procédures spécifiques de dressage. Ces techniques, mises en œuvre à travers une vaste gamme de schèmes de répétition, semblent jouer un rôle important dans la production/reproduction des relations de pouvoir qui imprègnent un ordre social et culturel déterminé. Pensez-vous qu’il soit possible de comparer les techniques disciplinaires de Foucault et les techniques du corps de Mauss ? Quel intérêt pourrait avoir un tel rapprochement, et quelles en sont les limites (conceptuelles et méthodologiques) ?

J.-M. Leveratto: De nombreux sociologues français effectuent explicitement ou implicitement ce rapprochement, favorisé par l’audience acquise en France par la sociologie de Pierre Bourdieu et sa conception de l’habitus. Il me semble cependant contestable pour au moins deux raisons. Le premier est qu’il fait du corps un simple instrument de représentation du pouvoir de l’Etat ou d’un groupe social imposant sa domination à l’individu : il sacrifie ainsi la prise en compte de l’action du corps sur lui-même qui constitue l’apport fondamental de la “microphysique du pouvoir” défendue par Foucault. Le second est qu’il appauvrit considérablement la notion de techniques du corps, nous fait oublier leur diversité et nous incite à les assimiler à des représentations collectives plutôt qu’à des savoirs du corps en action. Disparaissent ainsi trois aspects des techniques du corps sur lesquels Mauss insiste particulièrement, leur efficacité biologique (le pouvoir d’agir sur le vivant), leur fonction cognitive (le contrôle des émotions) et leur valeur affective (la domestication du plaisir).

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       On sait que, pendant les dernières années de sa vie, Foucault a commencé a parler de « techniques » non plus seulement à propos du corps, mais aussi de ce qu’il appelle « soi ».  Comment peut-on concevoir ce glissement des techniques disciplinaires du dressage centrées sur le corps aux techniques de soi (qui englobent certes encore le corps, mais qui ne lui sont peut-être pas complètement restreintes) ? En d’autres termes, pensez-vous que le concept foucaldien de « technique » qui s’applique au corps soit le même que celui qui s’applique au soi ? Et cette distinction entre corps et soi, entre techniques du corps et techniques de soi, peut-elle aussi être repérée chez Mauss, et si oui sous quelle forme ?

J.-M. Leveratto: C’est l’interpénétration entre le « savoir se servir de son corps » (la définition que donne Mauss de la technique du corps) et les techniques de soi qu’il faudrait à l’inverse commencer par pointer. Et éviter de n’appréhender les deux notions que sous l’angle de la moralisation de la conduite, ce que favorise l’identification des « techniques du corps » à des schèmes corporels imposés par les dispositifs disciplinaires étudiés dans Surveiller et punir. Ce serait oblitérer deux apports majeurs de Foucault dans L’usage des plaisirs, la distinction entre la morale et l’éthique, en tant que « rapport qu’a l’individu à lui-même lorsqu’il agit », et le rôle de l’épreuve (l’expérimentation personnelle) des plaisirs corporels qui permet à la personne de devenir le sujet de sa vie et de ses actions. Dès lors qu’on ne réduit pas les techniques du corps à des produits de l’obéissance ou de la contrainte, qu’on y inclut les usages intimes et volontaires par l’individu de son propre corps, on peut reconnaître l’affinité entre le projet de Mauss et celui de Foucault. Les techniques de soi s’appuient sur des usages du corps qui permettent à chacun d’explorer sa propre sensibilité et de faire de sa vie une œuvre d’art. Cet engagement du corps dans la « culture de soi » est pris en compte par Marcel Mauss dans son inventaire des « manières de savoir utiliser le corps humain », dont certaines – les « techniques de reproduction sexuelle », les sports et les pratiques culturelles – sont des techniques d’autocontrôle de ses émotions à des fins de réalisation de soi.

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       Foucault, tout particulièrement dans le cours au Collège de France de 1982 (L'herméneutique du sujet), et Mauss, de façon plus fugitive, dans Les techniques du corps, font tous les deux référence aux techniques stoïciennes pour illustrer ce qu’ils ont à l’esprit. Mais tandis que, chez Mauss, il semble qu’il s’agisse de techniques du corps, dont le but est de « faire adapter le corps à son usage », chez Foucault, elles recouvrent déjà la dimension plus « vaste » du soi. D’où peut venir, à votre avis, la différence entre Mauss et Foucault sur cette référence commune aux stoïciens, et où se situe, ici, la frontière entre les techniques du corps et les techniques de soi ?

J.-M. Leveratto: L’“absence d’œuvre” qui fait la singularité de la production écrite de Marcel Mauss, et l’usage scolaire systématique du texte sur les techniques du corps pour appuyer la définition durkheimienne du fait social, entrainent une incompréhension de la « technologie » maussienne et justifient cette mise en tension des deux projets. Lire le texte en le réintégrant dans le cheminement intellectuel de Mauss et en le resituant dans son contexte aboutit à l’inverse à être attentif à ce qui, dans la démonstration, donne tout son sens à la référence finale aux stoïciens. Marcel Fournier souligne avec raison l’importance de l’aphorisme conclusif, « c’est grâce à la société qu’il y a intervention de la conscience. Ce n’est pas grâce à l’inconscience qu’il y a intervention de la société ». Ceci donne à l’anecdote de la démarche féminine, qui peut sembler futile, une fonction épistémologique (cf. mon article sur « Lire Mauss », dans Le Portique, n. 16, 2006, disponible en ligne). Elle relie le texte à celui que Lévi-Strauss a placé avant dans son anthologie, bien qu’il ait été écrit quatre ans après, et qui constitue manifestement son aboutissement : « Une catégorie de l’esprit humain : la notion de personne, celle de moi ». Mauss y souligne le progrès qui « s’est surtout fait avec l’aide des Stoïciens » dans la reconnaissance de l’individu comme une « personne morale consciente » et dans la promotion de ce qui est devenu « notre examen de conscience » (M. Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, Paris 1950, pp. 355-356). Son propos s’inscrit dans une tentative de généalogie d’une catégorie qui “équipe”, en tant que présupposé (au sens goffmanien), les interactions contemporaines, et non dans une histoire des mentalités car « il est évident qu’il n’y a jamais eu d’être humain qui n’ait eu le sens, non seulement de son corps, mais aussi de son individualité spirituelle et corporelle à la fois » (Ibid., p. 335). J’y vois confirmation que le texte sur Les techniques du corps ne doit pas être séparé des écrits sur le « fait social total » et sur l’obligation de la prise en compte de l’homme « complet », le « complexus psycho-physiologique total auquel nous avons affaire » (Ibid., pp. 304-305). Si on en revient à l’anecdote, cet « homme complet », c’est aussi la jeune femme moderne qui éprouve et rend sensible à autrui, par sa manière de marcher dans la rue, son indépendance…

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