| Print |

previous...

Pour conclure, considérons les analyses originales de Sardinha sur le caractère systématique de la pensée foucaldienne. Par rapport aux investigations archéo-généalogiques précédentes, organisées autour des dispositions et des dispositifs, Sardinha observe qu’au plan méthodologique les recherches éthiques de Foucault s’achèvent sur l’ouverture d’une « composition épistémologico-politico-éthique » (p. 178). Ainsi, par rapport aux analyses précédentes sur le réseau de cohérence qui organise la pensée foucaldienne à partir du schéma de la bipartition entre fond et surface, Sardinha indique maintenant la voie synthétique qui s’ouvre vers une nouvelle dimension de la systématicité. Cette nouvelle systématicité se laisserait apercevoir dans la dernière réflexion éthique de Foucault, tout particulièrement dans la Préface à L’usage des plaisirs et dans le texte de 1984 intitulé « Qu’est-ce que les Lumières ? », où il fait mention du projet d’une ontologie critique et historique de nous-mêmes.

D’après Sardinha, pour que l’on puisse parler d’une œuvre au sens fort, il est nécessaire que les parties qui la composent ne se juxtaposent pas selon le moyen de l’addition, mais qu’il y ait une « intrication » entre elles orientée « par une logique différente de celle qui régit les mouvements de chaque domaine pris à part par rapport aux autres » (p. 199). C’est alors que Sardinha nous propose des très intéressantes analogies avec certains concepts de la pensée critique de Kant, notamment ceux qui appartiennent à la troisième critique, la Critique de la faculté de juger. Le passage suivant me paraît éclairant quant à la démarche assumée par l’auteur. Selon lui, chez le dernier Foucault comme chez le Kant de la troisième critique, d’abord « une troisième région vient changer profondément les perspectives acquises par leurs travaux précédents concernant deux grandes régions déterminées. Ensuite, ce troisième plan introduit un principe d’héautonomie, ou d’établissement des règles que l’on se donne à soi-même. Enfin, il sollicite une étude de l’articulation des éléments, dont on savait qu’ils entretenaient entre eux des liens, mais dont les natures foncièrement différentes menaient à croire qu’ils ne pourraient former un ensemble cohérent et harmonieux » (p. 205).

En syntonie avec le Kant de la troisième critique, l’articulation architectonique de l’ensemble de l’œuvre de Foucault s’organiserait selon le principe du libre jeu entre les domaines du savoir, du pouvoir et de l’éthique. Ce jeu est libre au sens où il n’y aurait pas de détermination ultime d’un domaine sur les autres, puisque parfois c’est le savoir qui joue le rôle du fond de détermination, mais parfois c’est le pouvoir ou l’éthique qui occupent cette position. La pensée de Foucault constituerait un jeu réglé mais toujours ouvert, car les règles ne seraient pas établies par un principe transcendantal immuable, de manière que le jeu foucaldien serait bien un jeu infini. Et voilà qu’on arrive à l’idée centrale de l’interprétation proposée par Sardinha, pour qui l’œuvre de Foucault contribuerait à une « réhabilitation du concept de système » (p. 212). Dès que Foucault s’engage dans un nouveau projet de communication entre les différents plans d’expérience du savoir, du pouvoir et de l’éthique, alors le principe fondamental qui réglait chaque champ isolé dans les étapes précédentes de ses recherches – la bipartition entre fond et surface – est finalement dénié au nom des « relations réciproques et des décalages perpétuels entre elles » (p. 212).

Selon Sardinha, Foucault éprouve à la fin de ses recherches un fort « besoin d’être systématique », ce qui se laisse mieux comprendre si l’on revient à la philosophie critique de Kant, comme d’ailleurs Foucault lui-même y est revenu dans ses dernières années de vie (p. 213). Ainsi, une première caractéristique de la systématicité exigée par la pensée de Foucault se trouverait dans le principe d’une « affinité sans finalité » entre les domaines du savoir, du pouvoir et de l’éthique, principe auquel il ne serait arrivé qu’à la fin de ses recherches et qui, bien sûr, n’était pas visé dès le commencement – au contraire de ce qui se passe chez Kant, dont le projet critique est conçu dès le départ en vue d’un système. Le caractère architectonique de la pensée de Foucault s’énoncerait plus clairement dans le texte de 1984 « Qu’est-ce que les Lumières ? », texte qui « pose en termes précis tant l’accord entre les domaines que la systématicité de l’expérience » (p. 215). Selon les termes de Foucault dans ce texte, la tâche première d’une ontologie critique et historique de nous-mêmes serait celle de répondre de manière systématique aux questions suivantes : « comment nous sommes-nous constitués comme sujets de notre savoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets qui exercent ou subissent des relations de pouvoir ; comment nous sommes-nous constitués comme sujets moraux de nos actions » (p. 215)[1]. Or, si le projet d’une ontologie critique et historique de nous-mêmes est dépourvu d’un principe fondamental selon lequel un des domaines aurait la primauté sur les autres, ce qui garantit l’unité de l’intrication des différents axes c’est le fait que de telles recherches soient orientées par l’exigence d’expliciter comment nous sommes devenus ce que nous sommes et comment nous sommes déjà en train de nous transformer. De cette manière, soutient Sardinha, « les interrogations épistémologique, politique et éthique s’orientent […] vers une quatrième question, qui en quelque sorte les surplombe, dans la mesure où c’est d’elle qu’elles reçoivent leur sens ultime. C’est la question que Foucault formule ailleurs par un “que sommes-nous aujourd’hui” » (p. 217). Bien sûr, Sardinha s’apprête à nous avertir qu’il renonce à « l’espoir de soumettre l’œuvre de Foucault à un principe qui l’expliquerait totalement » (p. 221). Si la pensée de Foucault fait preuve d’un renouvellement de l’idée de système, il s’agit d’une « systématicité ouverte, selon laquelle les multiples relations entre le savoir, le pouvoir et l’éthique convergent vers un point commun d’intersection, ce nous-mêmes qui, à chaque moment, fait l’expérience de soi » (p. 222).

Une fois achevée, l’interprétation proposée par Diogo Sardinha a soulevé le sens profond de la cohérence interne de l’œuvre philosophique de Foucault. Le but de son interprétation était de surpasser les travaux qui « s’intéressent plutôt aux empiricités qu’à la systématicité, allant parfois jusqu’à nier l’existence de celle-ci » (p. 227), et à cet égard je crois qu’il a réussi. Afin de mener à bout la tâche qu’il s’était posé, Sardinha a dû repérer un ensemble de notions et concepts qui, en dépit d’être bien connus par les lecteurs de Foucault, demeuraient jusqu’alors obscurs quant à leur fonction heuristique, comme les notions de surface, fond, disposition, dispositif, événement, champ, inclusion et exclusion – parmi bien d’autres. Dans sa conclusion, Sardinha observe que le point d’arrivée de Foucault est bien éloigné de la démarche qui l’avait rendu célèbre au début des années 60, à savoir, « la conception des ruptures radicales sur les plans du temps et de l’ordre », puisque maintenant « il est résolument plus proche d’une expérience dynamique et complexe ». D’où s’impose la conclusion du livre : « L’architectonique qui en découle a la forme d’un système de liberté » (p. 230).

À la fin du livre, cependant, deux questions restent ouvertes à mon avis. Il est vrai que toute interprétation de la pensée d’un grand auteur exige la prise d’une certaine visée, ce qui permet de souligner les aspects que nous jugeons les plus importants au prix d’en cacher d’autres. Or, je pense qu’en soulignant le caractère systématique de la pensée foucaldienne, Sardinha s’est écarté de l’examen de la dimension politique et contemporaine des investigations foucaldiennes sur l’éthique. Bref, en présentant Foucault comme un philosophe spéculatif, systématique et abstrait, je me demande si Sardinha ne cours pas le risque de jeter une certaine zone d’ombre sur l’intérêt et l’attachement de Foucault à l’action politique, aussi bien qu’aux relations entre éthique et politique dans sa pensée et dans son engagement.

En ce qui concerne le caractère systématique de sa pensée, il est indéniable que Foucault est toujours revenu sur ses recherches précédentes en les interprétant dans le sens des recherches qu’il menait alors, ce qui peut bien être le signe d’un fort besoin de systématicité. Il est vrai aussi que Foucault a essayé de systématiser ses recherches sur le savoir, le pouvoir et l’éthique en argumentant qu’elles seraient liées à la tâche de comprendre les différentes façons par lesquelles nous sommes devenus des sujets. Finalement, on ne peut pas dénier le caractère heuristique et ingénieux des analogies que Sardinha a formulées entre l’exigence foucaldienne de systématisation et le projet critique systématique kantien. Cependant, ne serait-il pas important aussi de réfléchir sur l’idée même de philosophie que se faisait Foucault ? En fin des comptes, Foucault a toujours soutenu une relation philosophique plutôt conflictuelle avec la philosophie, ce qui peut-être fait signe vers son héritage nietzschéen et heideggérien – Nietzsche et Heidegger étant les deux philosophes qui ont mené le plus clairement une vraie guerre philosophique contre la philosophie elle-même.

Bien entendu, ces questions ne m’empêchent point de reconnaître et de réaffirmer le très haut niveau auquel Diogo Sardinha a porté la compréhension de l’œuvre philosophique de Foucault, et je ne peux que souhaiter que cet excellent livre trouvera beaucoup d’autres lecteurs.



[1] L’auteur cite des Dits et écrits, cit., p. 576.

[André Duarte est Professeur de Philosophie à l’Université Fédérale du Paraná, UFPR, Brésil]

1   2   3

 

Questo sito utilizza cookies tecnici per questioni di funzionamento basilare (gestione multilingua, analytics). Nessun dato personale è raccolto e utilizzato per fini commerciali. Per avere maggiori informazioni, leggi la nostra Informativa Privacy & Cookies.

Accetto i Cookies da questo sito.